LYAUTEY LE MAROCAIN 1




Création le 7 Octobre 2013

 
Vous trouverez sans doute un intérêt à consulter préalablement notre article sur Lyautey l'Algérien :

http://dakerscomerle.blogspot.fr/search/label/a%2065%20-%20LYAUTEY%20L%27ALGERIEN  
 

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Daniel Rivet a publié en 1985 une thèse de doctorat d'État. Le résultat : Trois tomes très "fouillés" sur "Lyautey et l'institution du protectorat français au Maroc 1912-1925", avec une bonne formule en quatrième de couverture : "Ni accuser, ni excuser, mais comprendre au sens historique du terme."

Tome 1: DE LA "PÉNÉTRATION PACIFIQUE" À L'INSURRECTION NATIONALE DE 1912


Suite à l'expérience de coopération au Maroc, "Si je devais me rabattre sur le proconsulat de Lyautey, j'étais bien décidé à user de celui-ci comme d'un instrument pour palper en tous sens et examiner sous toutes les coutures le Maroc qu'il régentait."
"Je désirais, en deuxième lieu, apprendre à déchiffrer le Maroc comme un dédale de signes, entrer en familiarité avec son code.
"

Le canevas de Daniel Rivet s'élance d'un événement-fondateur ( l'insurrection patriotique de 1912 ) à un événement-sanction ( guerre du Rif de 1925 ). Mais il fallait aussi faire ressortir qu'un colon rural sur quatre est issu de l'Algérie contiguë et transporte avec lui une conception quasi féodale du rapport de colon à indigène.

Première citation : "Une sorte de Chine aux portes de l'Europe" rencontre un succès de curiosité. L'explorateur est promu héros de la connaissance scientifique avec un dépaysement artistique et archéologique assuré. Si le domaine des confins algéro-marocains est réservé à l'armée d'Afrique, le reste se partage entre des "écoles" corporatistes. Et leur démarche s'éloigne de l'optique léguée par les "Bureaux Arabes" fondée sur l'expérience personnelle de l'officier dans "sa" tribu .

Mais en 1905, le Maroc, d'envoûtant, devient inquiétant et menaçant - donc colonisable - et "totalement étranger à nos idées ou à nos croyances" ( E. Aubin )

Le Makhzen ( le pouvoir central ) selon certaines "sources proches du dossier" n'est qu'un syndicat de vainqueurs issus de la conquête arabe se surimposant sur un substrat berbère réfractaire, et qui n'a pas le sens de l'État. Mais la différence entre Arabes et Berbères n'a pas de fondement ethnique, mais seulement linguistique. C'est du "chacun pour soi avec son fusil".

"En somme, le système marocain est une anarchie ordonnée par la double régulation du lien religieux entre Sultan et  Croyants et du lien politique entre le Makhzen et les serviteurs du Sultan".

Le dilemme des diplomates et des financiers œuvrant à la conquête du Maroc est le suivant : collaborer avec le Makhzen ou faire une politique d'entente cordiale et directe avec les tribus. Finalement tous les marocanisants convergent sur la nécessité d'une politique composite semi-makhzen, semi-tribu. Une opinion proche de celle des militaires, mais éloignée de celle des diplomates et des financiers. Cette opinion forgera l'esprit du Protectorat.

En 1903, la question marocaine devient une question de politique française : les uns préconisent une "politique algérienne de pénétration" qui privilégie le rôle des soldats. Les autres critiquent le "provincialisme" de cette approche : on peut s'infiltrer au Maroc "par l'intermédiaire d'un Makhzen dirigé et réformé" et préconisent une politique de "collaboration diplomatique" en proscrivant les opérations militaires trop voyantes comme celles de Lyautey. L'objectif est le même : établir un Protectorat, avec une résonance idéologique et un fondement économique. Dès lors, et jusqu'en 1912, la politique française est un compromis branlant, toujours improvisé, parfois précipité coup par coup, entre les deux politiques.

Et Lyautey, en 1911, de rugir :
- Vraiment, la légation de Tanger détient le record de la perfidie et de la mauvaise foi …"

Et pendant ce temps-là les transactions foncières au profit des Français sont  nombreuses à être frappées d'irrégularités, et les spéculations immobilières s'abattent comme une tornade sur les villes côtières du Maroc atlantique, en même temps que la pénétration de grands groupes capitalistiques français.

La lutte pour le contrôle des richesses marocaines a constitué l'un des prétextes de l'antagonisme franco-allemand. Mais aussi la conquête du Maroc constitue une revanche inexprimée sur l'ennemi allemand. Pour tous, les succès de la conquête consacrent "la renaissance de l'orgueil français". À partir de 1912, sous l'impulsion de Lyautey, le Maroc devient pour beaucoup d'officiers français, une raison de croire en leur mission. Un Maroc régénéré contrastant avec une France dégénérée. Et aux yeux de l'opinion, le Maroc est personnifié par Lyautey, qui sait endosser tous les personnages qui flattent sa popularité.

Mais un malthusianisme montant en France dénonce les largesses envers les "seigneurs fainéants" ou les "fanatiques marabouts". Un deuxième courant est exaspéré par la manière dont Lyautey fait traîner les opérations. Obsédé par la "ligne bleue des Vosges", ce courant exige qu'on en finisse, et vite, avec la méthode des "petits paquets", taraudé par la hantise que le Maroc ne soit à la III ème République ce que l'expédition du Mexique a été au Second Empire : le commencement de la fin.


Sur place, du côté français, trois minorités entreprenantes se différentient : la fraction de l'armée gagnée à l'idée coloniale, la bourgeoisie capitaliste, la petite bourgeoisie besogneuse. Trois sphères compartimentées, trois dynamiques sociales, trois discours sur le Maroc.

L'auteur fait finement remarquer: " Et enfin la pléiade des généraux activistes et arrivistes d'avant 1912, aux aguets, frémissant d'impatience et d'ambition assiègent les "bureaux" de la rue Saint Dominique et du Quai d'Orsay. Au Maroc, ils recherchent bien plus qu'un galon. Il s'agit pour eux de se faire un nom, d'accéder au vedettariat."

Et encore : "Sur les confins de la bourgeoisie s'agite enfin et spécule une foule de déclassés de toutes sortes : nobles désargentés, petits bourgeois aventuriers à la recherche au Maroc du coup de bourse qui leur apportera la fortune". (en filoutant les petits rentiers ).

Et enfin il évoque les gagne-petit attirés au Maroc par l'image du Far-West américain. Premier boom migratoire en 1911 de 5 000 à 26 000, une ruée tempérée par l'importance des retours. Le Maroc n'est pas le pays de cocagne fantasmé. Beaucoup, en provenance d'Algérie, espéraient réussir dans le petit commerce ou dans les petits boulots de la "débrouillardise" ( par euphémisme ).

Pour couronner le tout, une "intelligentsia" de jeunes gens pragmatiques venus se forger une expérience.

Mais, sous le vent de l'Histoire, le Makhzen se disloque, se dissout suite à la mise en tutelle progressive des revenus douaniers : "Un sultan sans argent est un sultan sans soldats et sans force", sous la tutelle du complexe diplomatico-financier. Du côté marocain, faut-il parler d'opportunisme ou simplement d'instinct de conservation … de la fortune accumulée  aux dépens de leurs sujets …

Quant au groupe des marchands, instruits par leurs contacts culturels et commerciaux fréquents avec les Européens, ils comprennent bien qu'il s'agit de l'ingérence de l'homme industriel, et non pas seulement une péripétie nouvelle de l'immémorial duel entre Chrétienté et Islam.

Conclusion : "À la veille du Protectorat, le Maghzen n'a plus de point d'ancrage dans la société et le sultan a été proclamé illégitime par la majorité des communautés rurales. "

L'opinion se scinde en deux groupes : les hafidiens, partisans d'accentuer la résistance armée contre l'envahisseur, et les azizistes qui acceptent de collaborer avec les Français. Après l'insurrection de Fez en avril 1912, l'opposition latente entre diplomates et militaires s'enfle pour atteindre un paroxysme. À Rennes où il ronge son frein, Lyautey tire à boulets rouges sur le Quai d'Orsay.
"Je vous le dis, et je vous le répète comme un delenda Carthago, dans la question marocaine comme dans beaucoup d'autres, tout le mal vient du Quai d'Orsay. C'est la boite de l'anarchie, des compartiments hostiles, de l'insouciance foncière des grands intérêts".


Mais l'armée française, comme en 1908 dans la Chaouia, confère à la "pacification" la tournure d'une guerre de conquête rappelant le précédent de l'Algérie.

D'avril à début septembre 1912, une nouvelle et dernière levée en masse patriotique submerge le Maroc.
"J'ai senti, écrira rétrospectivement Lyautey, le Maroc se dérober sous mes pieds ; la généralisation du mouvement national a pris tout à coup une violence, une cohésion, une rapidité qui ont pu nous faire tout craindre. J'ai du envisager l'éventualité où tout allait craquer, et où nous serions rejetés sur la côte."

Tout commence par une mutinerie d'un tabor, dont les askars ne veulent pas être astreint à porter le sac ( à dos ). Le port du sac humilie l'askri dans sa conception de la dignité. De même, et tout aussi contraignant, retenir les deux tiers de la solde, même légèrement augmentée,  pour "casser" la coutume de la popote en commun dénote un manque total de psychologie de l'administration militaire. On en aura un autre exemple deux ans plus tard quand les soldats français, habillés avec des pantalons rouges, mais avec sac au dos s'il vous plait, se feront décimer par les mitrailleuses allemandes.

Après un recours infructueux auprès du Sultan, la mutinerie se transforme en émeute populaire : appels au djihad du haut des mosquées, youyous du haut des terrasses, l'insurrection pille et tue tous les Français qu'elle rencontre. Bien entendu, ce n'est pas l'affaire des sac à dos qui en est la cause, mais une colère diffuse et pré-existante vis-à-vis de l'administration, qu'elle soit française ou marocaine. L'insurrection générale est en suspens lorsque Lyautey remonte de Casablanca vers Fez. Sur fond de djihad, l'insurrection patriotique des ruraux terrorise le Sultan,  et les Marocains des villes "remercient les troupes de les avoir délivrés des sauvages qui les auraient pillés".

Fin août, le mouvement est à son apogée, dans l'ambiance survoltée que crée le Ramadan. La propagande la plus écervelée invoque l'appui des djinns, mais la foule, affamée de charisme, s'impatiente. Lyautey use de la formule de Gallieni " Une initiative, c'est une désobéissance qui réussit". Il lance une expédition contre la foule d'émeutiers. Résultat 1 mort côté français, une hécatombe côté des partisans d' El Hiba, due paraît-il surtout à la déshydratation pendant le sauve-qui-peut qui a suivi l'engagement.

L'ENTRÉE EN SCÈNE DE LYAUTEY AU MAROC

En 1911, Lyautey, à 58 ans, est le plus jeune général commandant de corps d'armée en France. Le Maroc est pour lui une opportunité pour étancher sa soif de puissance. Il y est attendu comme le Messie, mais il déchante dès son arrivée : " Je n'ai jamais vu une œuvre coloniale engagée dans de telles conditions d'incohérence, d'anarchie, d'entraves et de risques immédiats." Un autre Lyautey surgit alors, rayonnant d'intelligence dominatrice et étourdissant de flair politique. Il rebat totalement le jeu, renvoie à tour de bras en métropole les officiers sans initiative et les fonctionnaires sans activité : " là où je commande, je ne connais pas d'autre responsable que moi." Son commandement, il ne le conçoit qu'en équipe à qui il insuffle une mentalité de "croyant". C'est un grand émotif, poursuivi par le besoin d'être aimé.

Légitimiste dans l'âme, Lyautey a un préjugé favorable envers l'appareil du pouvoir chérifien et noue avec l'élite une entente solide et durable. Le sultan Moulay Hafid est las du pouvoir et veut abdiquer, alternant les phases dépressives et les périodes de rémission. Lyautey veut précipiter sa démission, mais envisage toutes les hypothèses, puis après quelques péripéties arrache l'abdication contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Le nouveau Sultan, Moulay Youssef, est accueilli par l'incrédulité des Marocain et le scepticisme parisien. L'État chérifien manque d'hommes compétents et éclairés, susceptibles d'entreprendre sa modernisation. Et cela suppose aussi un Makhzen honnête et capable. Voire !

Lyautey instaure une répartition des tâches : au  "Makhzen chérifien réformé" tout ce qui touche au sacré et à l'équilibre de la société, au "Makhsen des Français" les réformes économiques, fiscales, administratives et militaires. En interdisant aux Européens l'accès aux mosquées, en créant un Conseil supérieur des habous, Lyautey veut faire sentir  - conquérir sans humilier - que les Marocains sont chez eux au Maroc. Or le ralliement de l'élite marocaine n'est pas de façade. Celle-ci le prouvera dès le début de la guerre en 1914.

Première rencontre avec les "Seigneurs de l'Atlas". La politique des "Grands Caïds" est mise à l'essai. C'est d'abord un subterfuge pour pallier la pénurie des effectifs militaires, et le vide politique. Mais c'est aussi le sentiment profond de Lyautey de ne pas gouverner "contre le Mandarin, mais avec le Mandarin". En fait, les grands caïds sont de véritables barons féodaux, maîtres et seigneurs sur leurs terres, ayant à leur disposition des guerriers, des citadelles et des prisons. En échange de la restauration de leur pouvoir, jusque là instable et révocable, les grands caïds louent au Protectorat leur capacité à entreprendre des expéditions guerrières et leur science profonde de la manipulation des ressorts compliqués de la société. Lyautey : " Je n'hésite pas à donner mes préférences pour le régime du grand chef."


 Cette politique inaugure - et ce point est fondamental - un processus de marocanisation de la conquête qui, dans le sud, atteindra la perfection.

La formule de la "tache d'huile" est un emprunt de Lyautey à Galliéni. En clair : montrer sa force pour ne pas avoir à s'en servir, éviter des coups d'éclat qui déclenchent des engrenages. L'adversaire d'aujourd'hui est le collaborateur de demain. Mais alors s'impose la nécessité d'un chef, d'un "patron" et d'un seul, cumulant tous les pouvoirs et tenant toutes les ficelles. en un mot, selon Lyautey, transformer le corps d'occupation en une "organisation qui marche".

Lyautey finit de se débarrasser de Mangin, à cause de son côté va-t-en-guerre. La politique de la tache d'huile prend bien sauf dans la région de Fez, car Gouraud a du "cogner" très fort durant tout l'été 1912. La répression prend même une tournure atroce que désavoue Lyautey au Ministre de la Guerre en ces termes :
"J'estime qu'il ( Reibell) s'est trompé et que, quelle que soit la barbarie de nos adversaires, nous ne saurions, sous aucun prétexte, les imiter et que nous devons au contraire leur opposer constamment l'humanité de nos procédés."

Le Protectorat démarre sous le contrôle pointilleux et tracassier des Puissances qui exaspèrent la Résidence :
" Rien, mais rien ne pourra se faire au Maroc tant que nous serons encombrés de cette question des protégés qu'on rencontre à chaque pas et qui entraîne tout". ( Lyautey )

Le démarrage de l'économie coloniale est délicat. L'Allemagne met des bâtons dans les roues. Le conflit se termine par une négociation laborieuse. Second chausse-trappe : les Travaux Publics. L'Allemagne et l'Angleterre ne veulent pas être éloignées du gâteau des adjudications dont la France prend la plus grande part. L'occurence de la Grande Guerre mettra un terme à cette petite guerre. L'introduction d'une taxe sur les importations du sucre et des alcools déclenche l'ire du lobby sucrier de Marseille.

Dernière grande force d'inertie : l'incompréhension et quelquefois l'hostilité des centres de décision parisiens. On reproche à Lyautey de voir tout en grand, alors que se répand le culte du "petit" : les petites femmes, les petits soldats, les petits épargnants, les petits commerçants. Ceci n'empêche pas de mener trois combats tambour battant : le port de Casablanca, l'emprunt 1914 et le rail Tanger-Fez.

De passage à Paris, Lyautey affirme : "Le territoire est exploitable presque en entier et, dans certains endroits, peut donner un rendement magnifique. il est donc absolument indispensable de prévoir dès le début un outillage économique puissant."


La suite de cet article dans la recension du Tome 2, de 1912 à 1925.