UN NOUVEAU SIDI EL HAKEM



Création le 30 septembre 2014

Le paradis du Tafilalet n'est pas à l'ombre des sabres, mais à celle, plus douce, des palmiers dattiers. "Vous allez être marié à quatre filles, une de chaque fraction. C'est la coutume dans la tribu des Aït Atta. Chaque nouveau hakem doit s'y soumettre.

C'étaient là les consignes du capitaine des Affaires Indigènes qui me laissait prendre possession du paradis. Mais cette fois le bizutage me paraissait trop gros. Je me dis "parle toujours, mon capitaine" et m'installai dès son départ dans la plus insouciante félicité.

Une rumeur d'émeute vint me tirer de mon sommeil. À quelques encablures, une horde hurlante, hérissée de drapeaux verts, descendait la falaise en direction du poste dans un grand nuage de poussière. J'envoyai mon ordonnance au galop tâter le terrain. Il revint à bride abattue : "Prends ton uniforme, c'est ton mariage !"

D'abord s'asseoir. Pour récupérer. Cette histoire oubliée des quatre épouses s'imposait à moi avec une précision suggestive mais cruelle et je me sentis écrasé par la responsabilité. Ramener en France une Berbère, passe encore, mais quatre !

Ensuite téléphoner en panique au gouverneur du Tafilalet pendant qu'il est encore temps. Le général Parlange me rassura quand il eut fini de pleurer de rire. Pas question d'échapper au quadruple mariage.

Toutefois il y avait des arrangements avec le Coran : ce seraient des mariages strictement provisoires. Validité restreinte au seul Tafilalet. Et d'ailleurs pour un Français il était convenable de ne garder sous son toit qu'une seule épouse. Il suffisait de choisir l'élue en renvoyant les trois autres, dument épousées avec des présents. Des présents ! Où allais-je trouver des présents ?

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Bernard Dorin a commencé sa carrière en tant que énarque stagiaire au Maroc. Puis, au fil des ans, il a été ambassadeur en Haïti, en Afrique du Sud, au Brésil, au Japon, en Grande Bretagne (sans compter quelques mois aux côtés des Kurdes qui luttaient contre la dictature du pouvoir central irakien). Décoré du titre prestigieux d'Ambassadeur de France, il a siégé au Conseil d'État. 



 Reconverti en conférencier émérite, il ravit maintenant ses auditoires par ses fines analyses diplomatiques, par ses cartes géographiques les plus complexes à main levée ainsi que par la saveur de ses anecdotes plus brillantes les unes que les autres.

C'est souvent le premier pas qui compte. Nous lui avons donc demandé de bien vouloir évoquer ses souvenirs d'étudiant. Les voici :

Jean Kersco :
Pourquoi avoir choisi un stage au Maroc plutôt qu'un poste dans une Préfecture ?

Bernar Dorin :
Le Maroc est un pays qui, dès l'adolescence, m'attirait beaucoup. La meilleure preuve est que quand j'avais dix huit ans, je suis allé en stop, tout seul, - parce qu'à l'époque, les jeunes gens faisaient de l'auto-stop - , de Tanger à Chefchaouen, en pleine montagne du Rif. J'avais pris un car 2ème classe, c'était quelque chose d'inouï, tous les Marocains fumaient du kif, là-dedans, c'était extraordinaire. et dans la ville de Chefchaouen, on aurait pu se croire au VII ème siècle.

Et puis, en 1954, je passe le concours de l'ENA, et je me retrouve major à l'entrée, en fait le troisième, mais les deux premiers devaient faire leur service militaire, et je me retrouve propulsé à la première place. Il y avait une année de stage, puis les enseignements duraient pendant deux ans. Ensuite, on se dispersait dans les différentes carrières qui s'ouvraient à l'ENA, c'est à dire le Conseil d'Etat, l'Inspection des Finances, la Cour des Comptes ou la Diplomatie.

J K :
Pourtant, à cette époque, le Maroc n'était pas totalement pacifié ?

B D
J'avais la vocation militaire, parce que mon père m'avait vanté depuis mon enfance les charmes de l'armée et Saint-Cyr, la vocation d'enseignement, car j'aime beaucoup communiquer ; et enfin l'idée de parcourir le monde et de connaître de nouvelles civilisations, de nouvelles langues … C'est cette troisième vocation qui l'a emporté. Or, pour l'année de stage, on dispersait les quatre cinquièmes des effectifs dans les préfectures et un petit cinquième allait au Maroc, auprès des contrôleurs civils et des Officiers  des Affaires Indigènes. Je me voyais mal dans une préfecture brasser des affaires administratives, tandis que le Maroc me fascinait. Donc j'ai eu cette chance d'être désigné pour passer une année entière au Maroc.

J'ai débarqué à  Casablanca et j'ai gagné aussitôt Rabat, la capitale. Là, nous avons été pris en main par l'école des officiers des Affaires Indigènes. On nous enseignait la langue pendant près de trois mois. Mais la langue arabe, pas les langues berbères ! Il y a trois langues berbères : au nord le rifain (autrefois le Maroc espagnol), au centre le tamazight, et au sud le tachelhit, dans la vallée du Sous.

Les contrôleurs civils étaient employés dans la partie du Maroc qui s'appelait le Maghzen, la partie du territoire contrôlée par l'État, et les Officiers des Affaires Indigènes étaient dans le dar el Siba, c'est à dire dans le pays de la rébellion, qui avait été pacifié en dernier et qui n'était pas d'administration civile, mais militaire.

Comme protectorat, les Français n'auraient eu qu' à protéger le gouvernement central, voire donner des conseils sur réprimer des abus ou la corruption ; mais en fait, la France avait pris la chose en main complètement, et le Maroc était sous administration française, pratiquement directe.

J K :
Vous avez donc choisi une aventure "extra muros" ?

B D :
J'ai demandé à servir dans la région la plus sauvage chez les Aït Atta, le nom d'une grande  tribu qui comprenait une partie du Moyen Atlas, la dernière zone de résistance armée des Marocains au Protectorat français. Ils ont lâché pied juste avant la première guerre mondiale. 


 


C'est là qu'avait été tué le fameux Bournazel pour la raison suivante : les Berbères s'étaient réfugiés avec femmes, enfants et leurs troupeaux sur le haut de la montagne pour résister une dernière fois et le général Poeymirau avait dit à Bournazel de changer sa tenue (il avait un dolman rouge). Comme il avait un courage extraordinaire, il échappait aux balles, les Berbères avaient conclu que les balles qu'on tirait sur lui se retournaient contre eux et les tuaient. Donc Pauemirau lui avait dit : "c'est la dernière bataille, c'est trop risqué comme cela, je t'ordonne de te mettre en kaki comme les autres"

Bournazel lui a répondu : "Je me mettrai comme les autres, mais je serai tué". 

Effectivement il a été blessé à mort. Il avait pris des balles un peu partout.

J K :
Quelles étaient vos responsabilités ?

B D :
Les stagiaires étaient chargés de remplacer les gens qui partaient en vacances. Donc, nous étions jetés dans des situations qu'on n'avait jamais connues et qu'il fallait trancher nous-mêmes puisque nous représentions le pouvoir d'État. L'apprentissage de l'arabe était assez facile pour moi car il s'agissait d'une langue simplifiée par rapport à l'arabe littéraire.

Administrer, c'était essentiellement lever l'impôt, veiller à la santé publique, administrer la Justice dans le Mejliss, le tribunal de justice … Les stagiaires n'étaient pas du tout habitués à cette situation. Mais, par chance, l'arabe qui était une langue apprise pour moi était également une langue apprise pour eux. Donc nous arrivions à nous comprendre dans un arabe primitif.

Le Tafilalet est une région magnifique où deux fleuves vont mourir dans le Sahara : le Rif et le Kérix. Ils sont bordés de falaises rouges très impressionnantes. au bord des fleuves, ce sont de gigantesques palmeraies de palmiers dattiers. Je me suis retrouvé à Aoufous dans des conditions merveilleuses : une petite maison blanchie à la chaux, une piscine … 




Au sujet de la justice, on avait le droit de donner jusqu'à deux ans de prison. Au delà, c'était la Cour qui imposait les peines. Pour lever l'impôt, il fallait aller avec les soldats. Pour apprécier la richesse des foyers, on demandait le nombre de femmes et d'enfant. Mais les chefs de famille ne comptaient que leurs fils, ils ne comprenaient pas qu'on y ajoute les filles …

J K :
Parlez-nous donc de vos randonnées en méhara.

B D :

On m'a demandé de faire l'intérim de Taous. Là j'ai connu le délire de la soif : un moment donné j'entends les tambours napoléoniens. Je remonte la colonne et je demande à l'adjudant "Mais qui joue du tambour dans cette foutue colonne ?" L'adjudant se retourne et dit : "ils appellent ça le tubelroumi". En fait c'est le tympan de l'oreille qui se met à battre à cause de la soif. Il y avait aussi les mirages. Un jour, j'ai plongé de ma méhara croyant voir de l'eau.

Les hommes vidaient la moitié de leur gourde au départ (alors que je n'avais pas soif) et l'autre moitié en fin de parcours. Quant à moi, quand la chaleur épouvantable se levait, tous les quart d'heure je prenais une gorgée d'eau, et j'avais bientôt épuisé mes réserves.

J K :
Même en tant que stagiaire, vous êtes monté en grade !

B D :
Les gens avaient l'habitude de nous donner des surnoms. Pour le capitaine, c'était "la grenouille éclatée", quand il riait "ha, ha, ha, ha, ha". Alors je demande :
- Et moi, comment m'appelle-t-on ?
- Ah vous, c'est Hakem el Kebir (le grand chef) !


Un jour, toujours en remplacement, on me donne le district de Moulay Idriss à commander. Moulay Idriss, la ville sainte, qui était la ville des chorfas (pluriel de chérif, descendant du prophète). C'était passionnant. Les deux derniers mois de mon stage, je les ai passés au Méchouar, c'est à dire au Palais du Sultan du Maroc, au temps de Ben Arafat. 





Je suis ensuite retourné en France en 1956, puis j'ai fait mon service militaire en Algérie. Mais ceci est une autre histoire.

J K :
Merci beaucoup pour ces précisions, qui seront de bon conseil pour tout jeune diplomate ne souhaitant pas faire carrière dans la routine bureaucratique.

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Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage

http://www.youtube.com/watch?v=WefxVZLhm9U